Je suis généralement très discrète sur
ma vie, mais j'arrive en fin de course. Il me reste 200 dollars pour vivre et je
n'arrive pas à trouver de travail. J'ai quitté la France le 31 janvier 2015 et
suis arrivée aux Etats-Unis le 1er février 2015. J'avais dans l'idée que cela
serait facile, que l'Amérique était un pays de liberté. Au bout de trois mois,
ne voyant rien aboutir, un banquier américain m'a conseillé de rencontrer une
spécialiste de l'immigration qui m'a reçue et à qui j'ai raconté une partie de
mon histoire. Elle m'a conseillé de demander l'asile politique ce que j'ai vécu
comme un véritable choc. Jamais je n'avais envisagé que cela m'arriverait, un
peu comme un accident de la route, qui n'arrive jamais qu'aux autres. J'avais
imaginé que je partirais deux jours au Mexique puis que je reviendrais avec un
nouveau visa. Cette fois, je prendrais soin d'avoir le bon. C'était simple.
J'avais environ deux
jours pour remplir ma demande d'asile avant l'expiration de mon visa et j'étais
terrorisée à l'idée d'être déportée. Comment raconter mon histoire, et qui
allait me croire ? Comment résumer en 10 pages tous les évènements que j'ai vécus
? Tout me paraissait improbable, mais je n'avais pas vraiment le choix.
L'incertitude s'est installée dans mon quotidien. Je m'attendais à voir la
police débarquer à tout moment, je pensais que je FBI m’interrogerait. En fait,
j'espérais que je FBI m'interroge. Je suis un témoin en danger de mort, et si
je suis venue aux Etats-Unis, c'est parce que je crois en l'indépendance de la
justice américaine, en ses lois, sa police, des services, la force et la
clairvoyance de son peuple. C'est aussi parce que je mûri le rêve de cette
liberté depuis tellement d'années que j'ai idéalisé mon arrivée en Amérique. Je
m'attendais à passer la frontière de la France et puis enfin pouvoir souffler,
commencer une vie nouvelle et faire le travail de l'oubli. La demande d'asile
est à l'inverse de ce rêve-là. C'est une plongée dans le passé et tandis que
l'esprit se débarrasse des souvenirs les plus douloureux, la procédure d'asile
les ramène à la surface.
J'ai écrit mes dix
pages en mai 2015 comme j'ai vécu durant les 15 dernières années, en survie
dans le désarroi sans trop comprendre ce qui s'est passé. Les dernières années
avant mon départ ont été un chaos total que je n'étais pas encore capable
d'analyser. J'ai fui la France parce qu'il fallait que je fuie, c'était cela ou
mourir et je n'avais pas l'intention de laisser cette opportunité à la France, du
moins pas tout de suite. J'ai survécu en me battant et dans l'idée de ne pas
tomber en silence, dans l'inconnu comme une anonyme qui tombe essoufflée. Je continue dans cet esprit de combativité.
Ce que je vais écrire
m'expose à de nombreuses représailles juridiques mais c'est le seul moyen dont
je dispose pour emmener ceux que j'accuse devant un juge. Je vais écrire comme
je parlerais à un tribunal populaire, en racontant les faits et en analysant
les faits pour expliquer les conséquences de ces faits. J'ai déjà essayé les
procédures légales comme porter plainte, engager un recours civil ou
administratif. Cela n'a jamais abouti. A l'inverse, je sais que la voix des
médias, même si elle frôle certaines irrégularités, peut parfois être plus
bénéfique que la règle du conformisme.
Je ne sais pas
vraiment quand mon histoire commence, mais tel que je l'ai raconté aux services
d'immigration américains, j'ai commencé très top lorsque j'étais enfant à rêver
de devenir reporter. Mes parents m'interdisaient de lire des BD jusqu'à ce que
je sois opérée en urgence pour un reflux rénal. Mes amis m'ont apporté des dizaines
de BD à lire dont la collection des célèbres Tintin. C'est comme cela que je
voyais ma vie, comme Tintin et le capitaine Hadock !
J'ai mûri avec mes
rêves. Enfant, j'ai eu la chance d'avoir une marraine qui servait avec son mari
dans un château. J'y ai passé toutes mes vacances. Le neveu du châtelain était
une sorte de petit prince poli, gentil, attentif. J'étais issue des classes
moyennes du Centre de la France, mais j'avais dans l'idée qu'un jour, je serais
quelqu'un. J'ai adoré l'école. J'ai parfois détesté l'école aussi, mais j'y ai
acquis ma personnalité et j'y ai construit la plupart de mes rêves. Un jour, je
serai vétérinaire et j'ai ainsi sauvé tous les oiseaux du quartier. Un jour, je
serai artiste et j'ai ainsi peint des vitrines de mon quartier. Un jour, je
serai.... et je suis devenue architecte, mais ça n'a pas été facile.
Dans les années 80, quand les étudiants chantaient "Devaquet au piqué", j'étais dans la
rue pour ma première année de lycée. J'avais réussi à convaincre mes parents de
m'envoyer dans un lycée spécialisé en Arts Appliqués que CHIRAC voulait
fermer. J'ai manifesté pour mon droit d'être une artiste éduquée et bienpensante.
Je m'étais inscrite au service d'ordre, prête à en découdre avec les faiseurs
de troubles. Nous manifestions dans la bonne humeur et je garde de ces années-là
le moment crucial de faire des choix que je n'ai jamais regrettés dans ma
carrière. Mes trois années lycée ont été dures, je partais le matin à 6:30, je
rentrais le soir parfois très tard en ayant cumulé la musique et les Beaux-Arts
mais j'étais pleine de l'énergie qu'ont les jeunes artistes lorsqu'ils pensent
refaire le monde avec des tubes de couleurs. Je ne me posais pas vraiment de
questions, je faisais ce que j'aimais.
Lorsqu'il a fallu
choisir une carrière, je ne savais plus vraiment. Les troubles de
l'adolescence, la compétition entre jeunes, la seule perspective que je voyais
pour moi était de prendre le voile pour devenir religieuse, mais c'était un
choix par dépit, ce n'était pas ce que je voulais faire. J'avais une certaine
fibre créative, un entrain pour aller de l'avant et quand mes amis ont acheté
une vieille grange en ruine, j'ai trouvé ma vocation. Je construisais des
cabanes, j'avais toujours des idées de décor que mes amis suivaient assez
facilement et j'avais en fait toujours des idées, c'était un non-répit
permanent. J'avais toujours une soif d'expérimenter les couleurs et les
matériaux. C'est en taillant une petite cheminée dans la pierre que j'ai choisi
de devenir architecte. Mes amis avaient fait venir un tailleur de pierre
italien. J'aimais l'atmosphère de la grande tablée avec les ouvriers et les
architectes à la même table. Je voyais là quelque chose de bien à partager pour
construire des rêves encore plus grands.
Ma dernière année au
lycée, j'ai réussi à négocier avec le directeur de l'école de manquer l'école
le vendredi pour travailler dans une entreprise. Un cabinet d'architecte
acceptait de me prendre comme stagiaire pour dessiner et suivre des chantiers.
J'ai travaillé pendant une pleine année scolaire un jour par semaine chez un
patron et j'ai gagné la certitude que j'aimais l'architecture. Venant d'un bac
Arts Appliqués, il allait encore falloir convaincre une école d'architecture de
me prendre, ce qui allait demander que je conçoive des efforts. Tous les midis
entre 12h et 14h, j'avais une heure de cours de mathématiques et de géométrie
pour me mettre au niveau des bacs scientifiques, et j'ai adoré la géométrie. Il
a fallu que je négocie pendant deux heures avec le directeur de l'école
d'architecture de Nantes pour qu'il accepte de me prendre comme élève. J'ai
passé les examens de rentrée. Mon niveau en mathématiques m'a permis d'être
exemptée de cours pendant un an. Mon niveau en géométrie m'a permis d'être
exemptée pendant un an et demi. J'avais tout ce temps pour travailler sur les
autres matières.
Dès la première année
en archi, je me suis ennuyée au point de vouloir quitter l'école et changer de
filière. Mon professeur principal qui était aussi directeur de l'école spéciale
d'architecture ne me voyait pas dans une autre filière. "Tu es faites pour
être architecte" disait-il et pour m'en convaincre, il m'a envoyée 4 mois
travailler en Italie. Je suis restée un mois à Venise puis trois mois à
Vicenza. Je travaillais le jour dans un cabinet d'architecte et le soir dans la
Grande Gelateria Garibaldi. Je suis revenue en France avec mes économies, me
suis acheté une machine à laver le linge et me suis réinscrite en deuxième
année d'architecture. En option, j'ai choisi la psychologie de l'enfant et la
sociologie. C'est à cette époque que j'ai découvert l'architecture des Batak
Toba de Sumatra, en Indonésie.
Je devais rédiger un
dossier de sociologie dont le thème était libre. J'ai choisi d'étudier
"l'espace de vie des familles matriarcales matrilinéaires dans le
monde". Dans une encyclopédie d'ethnographie, je suis tombée sur une photo
de maison Batak. Cela a été pour moi comme une révélation, un appel de
l'au-delà, quelque chose qui me parlait intérieurement comme si, dans une autre
vie, j'avais vécu cette architecture-là aux toits courbés. Comme un prêtre
assis au milieu de son peuple, je me sentais métisse de l'intérieur. Cette
passion a continué de grandir jusqu'à ce que j'en parle à un autre professeur
qui me donna le conseil de rencontrer Jacques Dumarçay. Cet éminent architecte
venait à Nantes pour une conférence, il fallait que je lui parle. A la fin de
la conférence, j'ai rencontré Jacques Dumarçay qui me conseillait de rencontrer
Denys Lombard. "Si vous voulez faire une étude sur les Batak, il faut
rencontrer Lombard", ce que j'ai fait. J'ai pris rendez-vous et j'ai
rencontré Lombard. J'ai eu l'impression de rencontrer Gandhi. Il était vieux,
émacié, gentil, il parlait doucement en souriant et n'a pas éclaté de rire
quand je lui ai raconté ma passion des Batak. Il m'a dit, "si vous voulez
faire une étude, il faut aller là-bas !"
Je suis allée voir la
secrétaire du directeur de l'école d'architecture pour lui dire que je
cherchais un moyen de partir. Elle m'a sorti une affiche pour un concours
destiné aux ingénieurs. Elle voulait la jeter car les architectes ne sont pas
ingénieurs, mais savait-on jamais. J'ai passé le concours et j'ai gagné un prix
de 35.000 francs pour un voyage d'étude dont j'avais établi le parcours, la
durée, le budget, les objectifs et surtout le sujet. Je partais étudier
l'architecture des Batak ! Quand j'ai revu Lombard aux résultats du concours il
m'a dit "mais vous êtes folle, avec qui partez-vous ?" Seule ai-je
répondu très fièrement. "Mais vous êtes folle, vous n'avez aucune idée à
quel point c'est dangereux". Oh oh, non je n'en avais aucune idée.
C'était en 1992, vers
le mois d'avril. Quelques mois avant, en 1991, je m'étais investie dans une
toute autre cause. La France s'était engagée auprès des Américains, des
Saoudiens et le Koweit pour lancer une guerre contre Saddam Hussein. J'étais révoltée à
l'idée que de jeunes soldats français soient envoyés au front dans un pays où
ils ne pouvaient même pas fêter Noël. La Poste organisait un programme de
soutien aux soldats du Golfe. J'ai commencé à écrire et à dessiner sur les
enveloppes et j'ai fini par me marginaliser de mes amis à l'école qui ne
soutenaient pas du tout mon action. Cela n'a fait que renforcer ma
détermination à écrire, écrire, écrire et dessiner. J'ai tellement écrit et
tellement dessiné que mes enveloppes ont fini par tapisser le mur du QG des
officiers et les lettres étaient distribuées aux soldats dans le désert qui
attendaient des nouvelles de cette jeune française en révolte.
Je suis ainsi devenue
une marraine de guerre très déterminée à ne pas laisser l'ennemi me dicter ma
religion. Je planquais du whisky dans des bouteilles de sirop à l'orange, je
dissimulais du saucisson dans les paquets de cacahuètes et j'envoyais les colis
aux soldats du Golfe avec la détermination d'une résistante. Pour moi, l'Iraq,
ça n'existait pas ! J'exagère sans doute, mais je ne connaissais rien de cette
partie du monde musulman où les hommes s'habillent en robe et où les femmes
vivent voilées.
Mes caricatures ont
eu un succès immédiat. Je suis devenue amie avec un Colonel de l'armée française
qui a été promu Général en second de l'école de guerre de Paris. Nous sommes
restés amis jusqu'en juillet 1995. Dans l'une des dernières lettres que j'ai
reçues en juillet 1995, il me demandait de lui faire confiance. Je ne savais
même pas de quoi il voulait me parler.
"Le
Général" comme je l'appelle a été pour moi un véritable ami, un confident,
un changement radical dans la perception que j'avais de moi-même. Je n'avais
plus peur de faire des fautes d'orthographe, je me moquais de savoir ce qu'on
allait penser de moi, j'ai revêtu l'habit du petit soldat qui rêvait de voyager
et de vivre l'aventure. Depuis l'âge de 3 ans, je rêvais d'être parachutiste.
J'ai failli sauter du balcon puis je me suis entraînée dans l'escalier de la
maison. Vers l'âge de 11 ans, une amie m'emmenait avec elle voir son père
champion de France et j'ai continué à rêver du grand saut jusqu'à mes18 ans.
Mes parents ont fini par se faire à l'idée qu'il fallait que je fasse du
parachutisme et m'avaient inscrite à un stage pour un saut à Saumur. Je suis
tombée paralysée et presque aveugle à cause d'un virus juste la veille du grand
saut. Quand j'ai rencontré le Général, je me suis sentie pousser les ailes. Je
me suis inscrite dans un club et j'ai eu la chance de tomber sur l'entraineur de
l'équipe de France de parachutiste qui m'a emmenée toute seule à 3000 mètres
dès le 4 ème saut. J'ai fait 3 sauts à 1200 mètres, puis j'ai réalisé mon rêve
un jour de pouvoir voler. J'ai fait 56 sauts et j'ai dû avoir mon B2 au bout
d'une trentaine. J'ai dû abandonner le parachutisme quand mon banquier a
convoqué mes parents.
Lorsque j'ai raconté
ma passion des Batak au Général, il l'a pris comme je lui aurais parlé des
mouettes sur le port de Chalands. Il trouvait cela amusant et je pense que je
pétillais assez pour que cette aventure paraisse faisable. J'en parlais, j'en
reparlais et je parlais toujours des Batak. Quand je lui ai dit que Lombard me
trouvait folle de partir, il en riait sans jamais douter que je puisse y
arriver. Il m'a donné la confiance dont j'avais besoin à une époque où je
peinais à me faire entendre de mes parents et quand je suis partie, il a appelé
ma mère régulièrement pour la rassurer. Parce qu'il me faisait confiance, je
n'avais pas envie de trahir cette confiance. J'ai préparé mon voyage le plus
sérieusement du monde, j'ai écrit à l'Ambassadeur d'Indonésie à Paris.
L'Ambassadeur m'a répondu pour me proposer un rendez-vous et c'est avec tous
les honneurs de la France que je suis allée le rencontrer. L'entrevue a duré
cinq minutes, puis il m'a confiée à l'un des employés de l'Ambassade, d'ethnie
Batak pour m'aider.
Dès mon premier
voyage en Indonésie, j'avais obtenu un visa de quatre mois et la garantie d'un
soutien local. Quand je suis arrivée en Indonésie, la famille de l'employé de
l'Ambassade m'a "adoptée" symboliquement, mais dans un pays comme
l'Indonésie, le symbole est parfois plus important que les papiers. On m'a
donné un nom local et surtout, je devenais la "fille adoptive" d'un Colonel de
l'armée Indonésienne ce qui ouvre de nombreuses portes, notamment avec la
police. L'Indonésie était une dictature militaire avec des barrages et des
contrôles réguliers. Il me fallait un moyen sûr de voyager toute seule.
J'avais 23 ans quand
je me suis embarquée toute seule avec mon sac à dos pour le plus grand pays musulman
du monde. Il n'y avait pas de téléphone, pas d'internet, pas de carte bancaire.
J'avais tout mon argent sur moi et quelques travellers chèques, l'équivalent de
dizaines de mois de travail pour la plupart des indonésiens. J'ai rencontré les
parents de l'employé de l'Ambassade. Ils ont accepté de garder l'essentiel de
mes affaires chez eux et j'ai allégé mon sac pour une première expédition
d'environ 5 semaines toute seule dans les villages Batak. Par sécurité, ils ont
demandé à un voisin de m'accompagner, comme une expérience nouvelle pour lui de
découvrir des villages qu'il ne connaissait pas. Nous sommes allés au-delà de
Sidikalang, là où les Batak cannibales ne nous attendaient pas.
Je me suis fait
beaucoup d'amis à voyager dans les villages Batak et j'ai gagné par mon travail
d'enquête et mes dessins une certaine notoriété de terrain. Les villageois
trouvaient courageux qu'une jeune femme parte seule et leur accorde la
confiance de rester chez eux. Ils le vivaient comme une charge mais aussi comme
un honneur en opposition complète avec ce qu'ils voyaient des blancs. J'avais
dans mon bagage deux livres dont « L'Homme qui devint Dieu » de
Gérald Messadié. Ce livre raconte la vie de Jésus en tant qu'homme, sans
miracle, mais il explique aussi comment le miracle de la vie de Jésus a fini
par éveiller tant d'espoir que les gens y ont vu la main de Dieu. J'ai vécu une
expérience mystique lors de mes premiers jours à Sumatra. La nourriture, le
bruit, le changement d'heure, et ce livre. Tout s'entremêlait dans ma tête au
point où j'ai été réveillée en pleine nuit par ma prière. Je priais, je priais,
je voyais des monstres danser autour de moi et je priais. J'avais peur, je me
sentais mourir. Je pouvais ouvrir les yeux et je me sentais mourir, mais j'ai
refermé les yeux et j'ai continué de prier. J'étais à bout de force après
plusieurs heures de prières quand j'ai demandé pardon à Dieu. Je demandais
pardon de ne plus avoir la force de lutter quand une lumière m'a envahie d'une
douceur extraordinairement douce, chaleureuse, je n'avais ni chaud, ni froid,
j'étais bien. Je me suis réveillée le lendemain matin comme si j'avais grandi,
je me sentais comme une mère avec ses enfants pour les gens que je rencontrais.
J'étais heureuse.
J'ai vécu le lac Toba
comme une révélation permanente et plus j'étudiais l'architecture Batak, plus
je m'imprégnais de la puissance de cet endroit magique. Mon premier voyage a
duré de septembre à décembre 1992. J'y suis retournée de décembre 1994 à mars
1995. J'ai rencontré au cours de ces deux voyages des amis qui ont marqué ma
vie, ils ont changé la perception que j'avais des choses. J'ai eu des amis
protestants, musulmans, animistes, catholiques ou agnostiques, mais j'ai
surtout rencontré des hommes et des femmes de coeur qui m'ont montré le vrai
visage de cette création de l'homme par un Dieu auquel je dédicaçais ma vie.
J'ai aussi rencontré des amis très proches qui avaient des relations
puissantes, le gouverneur de Sumatra Nord, des Généraux de l'armée Indonésienne
qui m'ont suivie de près quand j'ai réalisé ma maquette. J'ai aussi rencontré
des gens qui ont cru en mon travail, la nécessité d'écrire et de témoigner sur
une architecture qui était en passe de disparaître.
J'étais en fait
quelqu'un de très simple qui avait des passions, et qui a rencontré des gens
très importants qui ont cru en ces passions. J'ai peut-être gagné une sorte
d'influence qui a fini par déranger certaines personnes. J'ai passé mon diplôme
d'architecte à l'école d'architecture de Nantes le 12 juin 1995. Deux semaines
après, je me suis assise à une terrasse d'un café à la sortie du Musée de
l'Homme à Paris. Comme je le faisais toujours, je me suis assise et j'ai écrit
au Général. Je n'écrivais plus de lettres, j'écrivais des cahiers, des
centaines de pages de pensées sur mon expérience à Paris, en Indonésie, la vie,
les choses, la dureté de la vie. Je travaillais comme serveuse le soir chez
Euro Disney et j'allais à l'école la journée à Paris. Mon expérience de terrain
était devenue pesante à l'INALCO, j'avais eu un 4 en géographie pour avoir
écrit dans un devoir qu'il y a des volcans à Sumatra. Je racontais ma vie,
l'école, le travail, mes livres. Je ne vivais que pour mes livres.
Des jeunes sont venus
s'assoir près de moi dans le café. Une jeune femme blonde s'est mise à parler
comme si elle parlait au mur en disant "on va te tuer, il faut que ça
s'arrête, on va te liquider" et les autres reprenaient comme des zombies
"on va te tuer". J'ai cru sur le coup à une répétition pour une pièce
de théâtre et puis l'un d'eux m'a regardé avec tellement de haine que j'ai
baissé les yeux sans trop savoir ce qui s'est passé. Je l'ai écrit au Général
qui ne répondait pas. D'ordinaire, je recevais une à deux lettres par semaine.
Une semaine après ce premier incident, même chose dans un autre café "on
va te tuer" et là, j'avais la certitude de quelque chose d'anormal. Je ne
savais pas comment je devais le prendre, mais cela me semblait sérieux. J'ai
écrit au Général, je devais être paniquée. C'est là qu'il a répondu que je devais
lui faire confiance.
Le 11 juillet 1995,
je devais retrouver une amie qui préparait un voyage pour la Tchécoslovaquie.
J'avais visité Prague pendant dix jours lors de la chute du communisme. J'ai vu
l'avant et l'après le jour lorsque les commerçants sont devenus propriétaires
de leurs commerces. C'était un évènement incroyable, les soldats Russes
sortaient dans la rue pour vendre leurs médailles et leurs vêtements afin de
pouvoir s'acheter tout ce dont ils avaient été privés avant la révolution de velours.
C'était un moment magique dans une ville magique que j'ai visitée avec l'école.
Le directeur du conservatoire de musique de Nantes nous avait fait une
présentation de la musique baroque, Mozart, Pergolesi. J'ai adoré Pergolesi. Je
devais emmener mon amie pour acheter de la musique. Nous devions prendre le
métro et descendre à Saint Michel. Nous sommes rentrées dans le métro puis nous
avons changé d'avis. Il faisait beau, nous sommes sorties. Les sirènes de
pompiers se sont mises à sonner lorsque nous sommes arrivées proche du
Panthéon. Nous avons suivi les sirènes et avons vu le chaos de personnes en
sang marchant comme des zombies. Une bombe venait d'exploser à la croisée des
métros Saint Germain et Saint Michel. C'est le métro que nous allions prendre
avant de changer d'avis.
Je le savais. Je ne
savais pas que cela serait ça, mais je le savais. J'ai écrit au Général en lui
demandant de me répondre, mais toujours pas de lettre, pas un mot pour me
rassurer. C'était inhabituel. D'ordinaire, il aurait appelé pour me rire au nez
et me faire croire que j'ai passé l'âge de ces choses-là. Au lendemain de la
bombe, des personnes étaient assises en bas de mon immeuble. Des musulmans, ils
lisaient le Coran, l'un d'eux s'est mis à me suivre de très près en lisant le
Coran à voix haute. J'ai avancé en direction du commissariat de police jusqu'à
ce qu'il change de route, puis je suis rentrée pour me terrer chez moi. Je
regardais par le balcon, ils étaient toujours là. Un jour, vers 5 heures du
matin, je me suis mise à courir avec le cahier dans lequel j'avais raconté les
évènements au Général. Je suis allée au Quai d'Orsay, on m'a fait entrer,
assoir, raconter, et puis on m'a demandé de partir. Je me suis retrouvée devant
le quai d'Orsay comme si j'avais été toute nue, sans plus savoir si je devais
avoir honte, si c'était réel, si je perdais la tête, ce qui se passait.
Quand j'ai revu le
Général début août 1995, son ton avait changé. Il était froid, me parlait
durement, critiquait mon rouge à lèvres. Un bateau militaire avait ramené ma
maquette en France, il voulait savoir si j'avais écrit au Capitaine de la Frégate.
Evidemment que non, je ne savais même pas qu'il y avait une adresse et puis le
Capitaine de la Frégate n'avait pas été un gentleman, je ne me voyais pas lui
dire merci. Cela faisait plus d'un an que j'en avais assez de cette amitié avec
un Général qui trouvait exotique que je trime. Je voulais changer de vie avec
de vrais amis, me sortir de cette relation où je m'enfermais tout le temps pour
écrire sans ne plus rien voir de la vraie vie. J'ai commencé à parler de
mariage, pourquoi pas le petit prince de mon enfance. Je voulais qu'il
comprenne que je ne voulais plus écrire, je voulais sortir, avoir des amis,
pourquoi pas un mari et des enfants. J'avais 26 ans, il était temps que j'y
pense. L'explosion dans Paris a été le moment de se dire au revoir. Je ne l'ai
plus jamais revu.
Le sitting en bas de
mon immeuble n'en finissait plus de m'inquiéter. J'ai donné mon congés, ait
quitté mon appartement pour retourner chez mes parents. Il fallait que je
trouve un emploi. La société Michelin m'a proposé, comme un test, de réécrire
un chapitre de leur guide mais je n'avais peut-être pas envie de travailler
chez Michelin, j'ai répondu sans plus, et je n'ai pas chercher à donner suite.
J'étais aigrie par tout ce qui venait de se passer et surtout j'avais le regret
d'être revenue en France. J'aurais pu rester en Indonésie. Un agent de
l'immigration voulait me faire un visa à vie ce que j'ai refusé de peur que
cela soit mal interprété. Quand j'ai dit au Général que je ne rentrerais pas en
France sans la maquette, il s'est mis en charge de me trouver un bateau.
J'avais une carrière toute tracée comme élève de Denys Lombard. L'EHESS, puis
l'EFEO et de longues années de terrain. Je n'avais jamais imaginé que la vie
tourne au chaos.
Denys Lombard voulait
payer mon école ce que j'ai refusé. Je n'avais pas besoin d'argent, j'avais
besoin d'un travail moins fatiguant que d'être serveuse la nuit chez Euro
Disney. J'aurais pu être archiviste, bibliothécaire, n'importe quoi, mais au
moins que je travaille le jour et dans Paris. Je n'ai jamais osé demander un
travail à Denys Lombard. Après avoir connu la jeune fille pleine d'entrain, je
pense qu'il n'a pas vu non plus mon désarroi. Sans doute a-t-il pensé que j'y
arrivais toute seule ce qui n'était pas le cas. Je suis tombée dans une forme
de dépression qui justifiait que je parte. Je suis allée suivre un stage
informatique dans le Sud de la France après une escapade à Venise pour me
changer l'esprit.
En 1997, j'ai voulu
retourner à Paris mais je continuais d'avoir peur. J'ai déménagé dans un
village à une vingtaine de kilomètres de Nemours le jour du décès de la
Princesse Diana. Ce jour restera marqué dans ma vie. En septembre 1997, j'ai
repris contact avec Denys Lombard qui me proposait un rendez-vous le jour de la
"Sainte Bienvenue". Il était enchanté et comme il disait quelques
années plus tôt "je crois que vous ne vous rendez pas compte, mais vous
êtes la seule experte française à Sumatra", ce qui n'était pas vrai.
"Mais si" disait-il, "vous êtes la seule qui êtes allée vivre
dans les villages, qui pouvez voyager avec votre petit sac et nous ramener ces
dessins fabuleux." Il voulait que je me spécialise sur le temple d'Angkor
Vat au Cambodge, et moi je rêvais encore de marcher pieds nus dans les
rizières. Dumarçay, avec qui j'ai déjeuné en juillet 1995 ne voyait pas non
plus l'urgence de m'envoyer à Angkor Vat. Lui voulait que je change d'école, je
j'intègre la Sorbonne et que je me spécialise sur l'Inde. Ce n'était presque
qu'une question de choix, l'EHESS ou la Sorbonne, mais j'avais un avenir comme
ethnographe de métier.
Ethnographe est un
métier qui n'existait pas vraiment autrement que dans les récits d'aventure de
quelques riches bourgeois. J'ai étudié Claude Lévi-Strauss, André
Leroi-Gourhan, J.G. Frazer, Sigmund Freud, Bronislaw Malinowski, Munford Lewis.
Denys Lombard m'a donné le goût de l'histoire Antique. Grâce à lui, j'ai lu
tout Strabon, Platon, le Pseudo Calistène. J'ai acquis une culture générale
très différente de celle reçue à l'université et je pense que le dessein de
Denys Lombard était de ne pas avoir de figures académiques, encartonnées dans
une formation rigide et sectaire. Il aimait l'esprit de découverte, la
recherche de méthodes, l'exploration par l'expérience. Il enseignait comme les
peintres sont sortis dans la rue pour créer les courants modernes.
Denys Lombard est
décédé le 8 janvier 1998, ce qui a été un nouvel effondrement, la perte d'un
repère, mon professeur. Deux mois après son décès, l'UNESCO a contacté mes
parents pour la publication de mon mémoire de fin d'étude. J'avais rencontré
Wolf Thorterman à l'UNESCO suite à mon premier voyage en Indonésie. J'espérais
toujours parvenir à lever des fonds, donc j'écrivais et je donnais des
nouvelles. On se voyait de temps en temps à Paris pour un café et une causette.
Quand j'ai été diplômée en architecture, c'est tout naturellement que je lui ai
remis une copie de mon diplôme. Wolf Thorterman est parti à la retraite, c'est
Geneviève DOMENACH-CHICH qui a repris son service au Département des Etablissements
Humains. Elle a organisé une copie plagiaire du premier volume de mon mémoire,
sans contrat, sans ISBN et en modifiant mon prénom. C'est en matière de droit
ce que l'on appelle une violation du droit moral et patrimonial de l'auteur. Le
droit moral reconnaît à l'auteur la paternité de l’œuvre et vise le respect de
l’intégrité de l’œuvre. Le droit patrimonial confère à son auteur un monopole
d’exploitation économique sur l'œuvre.
Geneviève
DOMENACH-CHICH est une proche amie de l'actuel président de la République,
François HOLLANDE. Quand je suis arrivée aux Etats-Unis et qu'il a fallu
énoncer l'objet de ma demande d'asile, j'y ai vu des intentions politiques,
mais je ne savais pas bien lesquelles. J'ai mené plusieurs séries d'enquêtes
pour arriver à identifier progressivement les raisons qui avaient pu être
derrière ce plagiat et si la raison politique s'impose toujours comme un motif
principal à ce piratage, les véritables motifs se sont avérés beaucoup plus
complexes que ce que j'avais imaginé au départ. J'avais imaginé que le piratage
de l'UNESCO pouvait être l'oeuvre du communisme car Geneviève DOMENACH-CHICH a
représenté l'UNESCO en Chine, est mariée à un sinologue qui a travaillé comme
attaché culturel en Chine. Par ailleurs, à Tours où j'habitais à l'époque, le
maire a organisé des mariages avec la Chine dignes d'un tour operator à Las
Vegas. L'UNESCO est une grosse machine avec un exécutif et un administratif à
l'image de l'appareil d'état des pays communistes et je pense que dans mon
idée, il fallait mettre des mots sur le mal. Le rouge, c'est bien, c'est
voyant.
Les dernières années
de ma vie ont été particulièrement difficiles avec des évènements que je
n'étais pas capable d'expliquer. Je suis arrivée aux Etats-Unis de la même
manière que je suis sortie du Quai d'Orsay en 1995, en me sentant nue, perdue,
sans trop savoir si je perdais la tête. Entre 1995 et 2015, je me suis
rattachée à des idées et des impressions qui habitent mon imaginaire et
auxquelles je donne vie comme seule raison d'exister, mais très souvent, je me
suis demandée pourquoi je devais lutter pour ma survie, pourquoi ne pas
simplement arrêter la course là où les évènements se passent.
En septembre 1997,
j'ai acheté une cuisinière SAUTER qui a sauté dans la cuisine, la porte
explosée en des centaines de petits projectiles que j'ai eu la chance de
pouvoir éviter. Quelques semaines après, c'est une lampe d'un plafonnier qui
s'est mise à grésiller et qui a bien failli me laisser collée au plafond. Mon
propriétaire à l'époque était un haut responsable de chez AXA, un homme sans
scrupules qui voulait imposer la pose d'échafaudages devant ma fenêtre de
chambre alors que le village hébergeait un ancien repris de justice incontrôlable.
Peu avant la cuisinière SAUTER, c'est une autre cuisinière qui a pris feu. Peu
après la cuisinière SAUTER, une voiture a changé de voie sur la route pour se
placer devant moi et m'obliger à pendre le fossé. Le garagiste m'a fourni une
voiture de remplacement toute neuve qui a été démontée au couteau dans la nuit.
Lors de la tempête de 1999, je me suis coupée la main en fermant une fenêtre
que le vent avait ouverte. Mon sang était noir comme si j'avais été
empoisonnée au cyanure. Peu avant j'ai fait une intoxication alimentaire qui m'a laissée
malade pendant 8 mois et peu après, j'ai refait une autre intoxication
alimentaire. A la même époque, Denys Lombard, mon professeur, décédait d'une
soudaine maladie pulmonaire. C'était avant que l'UNESCO ne se fasse pirate de
mon travail.
Je me suis souvent
posée la question de savoir pourquoi je survivais à tout cela et lorsque la
terre a tremblé le 26 décembre 2004, j'ai trouvé un début de réponse en
repartant pour Sumatra. J'ai rencontré plusieurs délégations, mais les
délégations Australiennes et Néo Zélandaises ont changé le regard que j'avais
sur ma vie. Si j'ai été plagiée, peut-être que mon travail était très bon et
comme ils ont su me le dire avec leurs mots à eux, "mais te rends-tu compte
de la valeur que tu as ? Tu parles anglais, français, indonésien, tu connais
l'Indonésie et tu connais ces gens-là, leur histoire, leurs attentes, ce qu'ils
sont. Tu as une valeur inestimable pour des chercheurs d'or, d'argent ou de
pétrole".
Peu après le plagiat
de l'UNESCO en août 1998, Sitor Situmorang qui est un intellectuel poète
Indonésien m'a contactée par courrier. Il avait obtenu une copie de mon mémoire
par un ami qui travaille chez TOTAL, une compagnie pétrolière française, c'est à dire qu’à la suite de l'UNESCO,
mon mémoire de fin d'étude était arrivé dans les locaux de TOTAL. Sitor
Situmorang me proposait de réaliser une traduction en son nom et publiée par
TOTAL. Par la même occasion, il souhaitait changer quelques noms de lieu,
supprimer le nom de mes informateurs et dissoudre ma méthode d'approche du
terrain dans sa philosophie littéraire. Bien entendu, je consentais à cette
publication de manière bénévole et toute dédiée à la gloire de TOTAL. L'affaire
ne s'est pas faite quand nous en sommes venus à parler du vocabulaire Batak.
Les villages traditionnels Batak étaient entourés d'un mur d'enceinte que Sitor
Situmorang voulait supprimer de ma description "pourquoi les Batak
auraient-ils des murs, c'est absurde !" et moi de répondre "pour se
protéger parce qu'il ont peur..." Je n'ai pas eu le temps de finir ma
phrase que Sitor Situmorang est parti dans une longue diatribe pour expliquer
que les Batak n'avaient peur de rien. Nous en sommes restés là, je suis partie,
et je n'ai pas eu besoin de lui dire non. Bien évidemment, j'aurais refusé
cette publication dans les conditions énoncées. J'avais encore à l'esprit toute
ma formation d'ethnographe.
Je me suis accrochée
à cette formation comme une façon de survivre. Les évènements qui m'étaient
donnés de vivre étaient peut-être une chance, une expérience de témoigner de la
vie de mes contemporains. Enfant, je voulais voir les pirates. Je ne l'ai ai
pas vu à Sumatra, ni dans le détroit de Malacca que j'ai traversé en bateau ou
même en Malaisie que j'ai traversé en bus. Je les ai vus à Paris, la capitale
de la France dans l'institution mondiale qui prétend défendre le droit des
auteurs. J'ai pris un avocat, qui après m'avoir facturé 25.000 francs, en est
venu à conclure que l'UNESCO bénéficiait de l'immunité de juridiction. Tout
aussi incroyable que cela paraisse, un architecte me faisait remarquer que
j'avais là le sujet d'un livre. Oui, mais un livre pour vivre de quoi ? Il
fallait quand même que j'envisage de gagner ma vie.
L'architecture des Batak Toba de Sumatra Manuel de construction pour le mémoire de fin d'études à l'Ecole d'Architecture de Nantes Consulter l'ouvrage |
Intro 1 - 1995-2004
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