vendredi 8 avril 2016

Je suis généralement très discrète sur ma vie, mais j'arrive en fin de course. Il me reste 200 dollars pour vivre et je n'arrive pas à trouver de travail. J'ai quitté la France le 31 janvier 2015 et suis arrivée aux Etats-Unis le 1er février 2015. J'avais dans l'idée que cela serait facile, que l'Amérique était un pays de liberté. Au bout de trois mois, ne voyant rien aboutir, un banquier américain m'a conseillé de rencontrer une spécialiste de l'immigration qui m'a reçue et à qui j'ai raconté une partie de mon histoire. Elle m'a conseillé de demander l'asile politique ce que j'ai vécu comme un véritable choc. Jamais je n'avais envisagé que cela m'arriverait, un peu comme un accident de la route, qui n'arrive jamais qu'aux autres. J'avais imaginé que je partirais deux jours au Mexique puis que je reviendrais avec un nouveau visa. Cette fois, je prendrais soin d'avoir le bon. C'était simple.

J'avais environ deux jours pour remplir ma demande d'asile avant l'expiration de mon visa et j'étais terrorisée à l'idée d'être déportée. Comment raconter mon histoire, et qui allait me croire ? Comment résumer en 10 pages tous les évènements que j'ai vécus ? Tout me paraissait improbable, mais je n'avais pas vraiment le choix. L'incertitude s'est installée dans mon quotidien. Je m'attendais à voir la police débarquer à tout moment, je pensais que je FBI m’interrogerait. En fait, j'espérais que je FBI m'interroge. Je suis un témoin en danger de mort, et si je suis venue aux Etats-Unis, c'est parce que je crois en l'indépendance de la justice américaine, en ses lois, sa police, des services, la force et la clairvoyance de son peuple. C'est aussi parce que je mûri le rêve de cette liberté depuis tellement d'années que j'ai idéalisé mon arrivée en Amérique. Je m'attendais à passer la frontière de la France et puis enfin pouvoir souffler, commencer une vie nouvelle et faire le travail de l'oubli. La demande d'asile est à l'inverse de ce rêve-là. C'est une plongée dans le passé et tandis que l'esprit se débarrasse des souvenirs les plus douloureux, la procédure d'asile les ramène à la surface.

J'ai écrit mes dix pages en mai 2015 comme j'ai vécu durant les 15 dernières années, en survie dans le désarroi sans trop comprendre ce qui s'est passé. Les dernières années avant mon départ ont été un chaos total que je n'étais pas encore capable d'analyser. J'ai fui la France parce qu'il fallait que je fuie, c'était cela ou mourir et je n'avais pas l'intention de laisser cette opportunité à la France, du moins pas tout de suite. J'ai survécu en me battant et dans l'idée de ne pas tomber en silence, dans l'inconnu comme une anonyme qui tombe essoufflée. Je continue dans cet esprit de combativité.

Ce que je vais écrire m'expose à de nombreuses représailles juridiques mais c'est le seul moyen dont je dispose pour emmener ceux que j'accuse devant un juge. Je vais écrire comme je parlerais à un tribunal populaire, en racontant les faits et en analysant les faits pour expliquer les conséquences de ces faits. J'ai déjà essayé les procédures légales comme porter plainte, engager un recours civil ou administratif. Cela n'a jamais abouti. A l'inverse, je sais que la voix des médias, même si elle frôle certaines irrégularités, peut parfois être plus bénéfique que la règle du conformisme.

Je ne sais pas vraiment quand mon histoire commence, mais tel que je l'ai raconté aux services d'immigration américains, j'ai commencé très top lorsque j'étais enfant à rêver de devenir reporter. Mes parents m'interdisaient de lire des BD jusqu'à ce que je sois opérée en urgence pour un reflux rénal. Mes amis m'ont apporté des dizaines de BD à lire dont la collection des célèbres Tintin. C'est comme cela que je voyais ma vie, comme Tintin et le capitaine Hadock !

J'ai mûri avec mes rêves. Enfant, j'ai eu la chance d'avoir une marraine qui servait avec son mari dans un château. J'y ai passé toutes mes vacances. Le neveu du châtelain était une sorte de petit prince poli, gentil, attentif. J'étais issue des classes moyennes du Centre de la France, mais j'avais dans l'idée qu'un jour, je serais quelqu'un. J'ai adoré l'école. J'ai parfois détesté l'école aussi, mais j'y ai acquis ma personnalité et j'y ai construit la plupart de mes rêves. Un jour, je serai vétérinaire et j'ai ainsi sauvé tous les oiseaux du quartier. Un jour, je serai artiste et j'ai ainsi peint des vitrines de mon quartier. Un jour, je serai.... et je suis devenue architecte, mais ça n'a pas été facile.

Dans les années 80, quand les étudiants chantaient "Devaquet au piqué", j'étais dans la rue pour ma première année de lycée. J'avais réussi à convaincre mes parents de m'envoyer dans un lycée spécialisé en Arts Appliqués que CHIRAC voulait fermer. J'ai manifesté pour mon droit d'être une artiste éduquée et bienpensante. Je m'étais inscrite au service d'ordre, prête à en découdre avec les faiseurs de troubles. Nous manifestions dans la bonne humeur et je garde de ces années-là le moment crucial de faire des choix que je n'ai jamais regrettés dans ma carrière. Mes trois années lycée ont été dures, je partais le matin à 6:30, je rentrais le soir parfois très tard en ayant cumulé la musique et les Beaux-Arts mais j'étais pleine de l'énergie qu'ont les jeunes artistes lorsqu'ils pensent refaire le monde avec des tubes de couleurs. Je ne me posais pas vraiment de questions, je faisais ce que j'aimais.

Lorsqu'il a fallu choisir une carrière, je ne savais plus vraiment. Les troubles de l'adolescence, la compétition entre jeunes, la seule perspective que je voyais pour moi était de prendre le voile pour devenir religieuse, mais c'était un choix par dépit, ce n'était pas ce que je voulais faire. J'avais une certaine fibre créative, un entrain pour aller de l'avant et quand mes amis ont acheté une vieille grange en ruine, j'ai trouvé ma vocation. Je construisais des cabanes, j'avais toujours des idées de décor que mes amis suivaient assez facilement et j'avais en fait toujours des idées, c'était un non-répit permanent. J'avais toujours une soif d'expérimenter les couleurs et les matériaux. C'est en taillant une petite cheminée dans la pierre que j'ai choisi de devenir architecte. Mes amis avaient fait venir un tailleur de pierre italien. J'aimais l'atmosphère de la grande tablée avec les ouvriers et les architectes à la même table. Je voyais là quelque chose de bien à partager pour construire des rêves encore plus grands.

Ma dernière année au lycée, j'ai réussi à négocier avec le directeur de l'école de manquer l'école le vendredi pour travailler dans une entreprise. Un cabinet d'architecte acceptait de me prendre comme stagiaire pour dessiner et suivre des chantiers. J'ai travaillé pendant une pleine année scolaire un jour par semaine chez un patron et j'ai gagné la certitude que j'aimais l'architecture. Venant d'un bac Arts Appliqués, il allait encore falloir convaincre une école d'architecture de me prendre, ce qui allait demander que je conçoive des efforts. Tous les midis entre 12h et 14h, j'avais une heure de cours de mathématiques et de géométrie pour me mettre au niveau des bacs scientifiques, et j'ai adoré la géométrie. Il a fallu que je négocie pendant deux heures avec le directeur de l'école d'architecture de Nantes pour qu'il accepte de me prendre comme élève. J'ai passé les examens de rentrée. Mon niveau en mathématiques m'a permis d'être exemptée de cours pendant un an. Mon niveau en géométrie m'a permis d'être exemptée pendant un an et demi. J'avais tout ce temps pour travailler sur les autres matières.

Dès la première année en archi, je me suis ennuyée au point de vouloir quitter l'école et changer de filière. Mon professeur principal qui était aussi directeur de l'école spéciale d'architecture ne me voyait pas dans une autre filière. "Tu es faites pour être architecte" disait-il et pour m'en convaincre, il m'a envoyée 4 mois travailler en Italie. Je suis restée un mois à Venise puis trois mois à Vicenza. Je travaillais le jour dans un cabinet d'architecte et le soir dans la Grande Gelateria Garibaldi. Je suis revenue en France avec mes économies, me suis acheté une machine à laver le linge et me suis réinscrite en deuxième année d'architecture. En option, j'ai choisi la psychologie de l'enfant et la sociologie. C'est à cette époque que j'ai découvert l'architecture des Batak Toba de Sumatra, en Indonésie.

Je devais rédiger un dossier de sociologie dont le thème était libre. J'ai choisi d'étudier "l'espace de vie des familles matriarcales matrilinéaires dans le monde". Dans une encyclopédie d'ethnographie, je suis tombée sur une photo de maison Batak. Cela a été pour moi comme une révélation, un appel de l'au-delà, quelque chose qui me parlait intérieurement comme si, dans une autre vie, j'avais vécu cette architecture-là aux toits courbés. Comme un prêtre assis au milieu de son peuple, je me sentais métisse de l'intérieur. Cette passion a continué de grandir jusqu'à ce que j'en parle à un autre professeur qui me donna le conseil de rencontrer Jacques Dumarçay. Cet éminent architecte venait à Nantes pour une conférence, il fallait que je lui parle. A la fin de la conférence, j'ai rencontré Jacques Dumarçay qui me conseillait de rencontrer Denys Lombard. "Si vous voulez faire une étude sur les Batak, il faut rencontrer Lombard", ce que j'ai fait. J'ai pris rendez-vous et j'ai rencontré Lombard. J'ai eu l'impression de rencontrer Gandhi. Il était vieux, émacié, gentil, il parlait doucement en souriant et n'a pas éclaté de rire quand je lui ai raconté ma passion des Batak. Il m'a dit, "si vous voulez faire une étude, il faut aller là-bas !"

Je suis allée voir la secrétaire du directeur de l'école d'architecture pour lui dire que je cherchais un moyen de partir. Elle m'a sorti une affiche pour un concours destiné aux ingénieurs. Elle voulait la jeter car les architectes ne sont pas ingénieurs, mais savait-on jamais. J'ai passé le concours et j'ai gagné un prix de 35.000 francs pour un voyage d'étude dont j'avais établi le parcours, la durée, le budget, les objectifs et surtout le sujet. Je partais étudier l'architecture des Batak ! Quand j'ai revu Lombard aux résultats du concours il m'a dit "mais vous êtes folle, avec qui partez-vous ?" Seule ai-je répondu très fièrement. "Mais vous êtes folle, vous n'avez aucune idée à quel point c'est dangereux". Oh oh, non je n'en avais aucune idée.

C'était en 1992, vers le mois d'avril. Quelques mois avant, en 1991, je m'étais investie dans une toute autre cause. La France s'était engagée auprès des Américains, des Saoudiens et le Koweit pour lancer une guerre contre Saddam Hussein. J'étais révoltée à l'idée que de jeunes soldats français soient envoyés au front dans un pays où ils ne pouvaient même pas fêter Noël. La Poste organisait un programme de soutien aux soldats du Golfe. J'ai commencé à écrire et à dessiner sur les enveloppes et j'ai fini par me marginaliser de mes amis à l'école qui ne soutenaient pas du tout mon action. Cela n'a fait que renforcer ma détermination à écrire, écrire, écrire et dessiner. J'ai tellement écrit et tellement dessiné que mes enveloppes ont fini par tapisser le mur du QG des officiers et les lettres étaient distribuées aux soldats dans le désert qui attendaient des nouvelles de cette jeune française en révolte.

Je suis ainsi devenue une marraine de guerre très déterminée à ne pas laisser l'ennemi me dicter ma religion. Je planquais du whisky dans des bouteilles de sirop à l'orange, je dissimulais du saucisson dans les paquets de cacahuètes et j'envoyais les colis aux soldats du Golfe avec la détermination d'une résistante. Pour moi, l'Iraq, ça n'existait pas ! J'exagère sans doute, mais je ne connaissais rien de cette partie du monde musulman où les hommes s'habillent en robe et où les femmes vivent voilées.

Mes caricatures ont eu un succès immédiat. Je suis devenue amie avec un Colonel de l'armée française qui a été promu Général en second de l'école de guerre de Paris. Nous sommes restés amis jusqu'en juillet 1995. Dans l'une des dernières lettres que j'ai reçues en juillet 1995, il me demandait de lui faire confiance. Je ne savais même pas de quoi il voulait me parler.

"Le Général" comme je l'appelle a été pour moi un véritable ami, un confident, un changement radical dans la perception que j'avais de moi-même. Je n'avais plus peur de faire des fautes d'orthographe, je me moquais de savoir ce qu'on allait penser de moi, j'ai revêtu l'habit du petit soldat qui rêvait de voyager et de vivre l'aventure. Depuis l'âge de 3 ans, je rêvais d'être parachutiste. J'ai failli sauter du balcon puis je me suis entraînée dans l'escalier de la maison. Vers l'âge de 11 ans, une amie m'emmenait avec elle voir son père champion de France et j'ai continué à rêver du grand saut jusqu'à mes18 ans. Mes parents ont fini par se faire à l'idée qu'il fallait que je fasse du parachutisme et m'avaient inscrite à un stage pour un saut à Saumur. Je suis tombée paralysée et presque aveugle à cause d'un virus juste la veille du grand saut. Quand j'ai rencontré le Général, je me suis sentie pousser les ailes. Je me suis inscrite dans un club et j'ai eu la chance de tomber sur l'entraineur de l'équipe de France de parachutiste qui m'a emmenée toute seule à 3000 mètres dès le 4 ème saut. J'ai fait 3 sauts à 1200 mètres, puis j'ai réalisé mon rêve un jour de pouvoir voler. J'ai fait 56 sauts et j'ai dû avoir mon B2 au bout d'une trentaine. J'ai dû abandonner le parachutisme quand mon banquier a convoqué mes parents.

Lorsque j'ai raconté ma passion des Batak au Général, il l'a pris comme je lui aurais parlé des mouettes sur le port de Chalands. Il trouvait cela amusant et je pense que je pétillais assez pour que cette aventure paraisse faisable. J'en parlais, j'en reparlais et je parlais toujours des Batak. Quand je lui ai dit que Lombard me trouvait folle de partir, il en riait sans jamais douter que je puisse y arriver. Il m'a donné la confiance dont j'avais besoin à une époque où je peinais à me faire entendre de mes parents et quand je suis partie, il a appelé ma mère régulièrement pour la rassurer. Parce qu'il me faisait confiance, je n'avais pas envie de trahir cette confiance. J'ai préparé mon voyage le plus sérieusement du monde, j'ai écrit à l'Ambassadeur d'Indonésie à Paris. L'Ambassadeur m'a répondu pour me proposer un rendez-vous et c'est avec tous les honneurs de la France que je suis allée le rencontrer. L'entrevue a duré cinq minutes, puis il m'a confiée à l'un des employés de l'Ambassade, d'ethnie Batak pour m'aider.

Dès mon premier voyage en Indonésie, j'avais obtenu un visa de quatre mois et la garantie d'un soutien local. Quand je suis arrivée en Indonésie, la famille de l'employé de l'Ambassade m'a "adoptée" symboliquement, mais dans un pays comme l'Indonésie, le symbole est parfois plus important que les papiers. On m'a donné un nom local et surtout, je devenais la "fille adoptive" d'un Colonel de l'armée Indonésienne ce qui ouvre de nombreuses portes, notamment avec la police. L'Indonésie était une dictature militaire avec des barrages et des contrôles réguliers. Il me fallait un moyen sûr de voyager toute seule.

J'avais 23 ans quand je me suis embarquée toute seule avec mon sac à dos pour le plus grand pays musulman du monde. Il n'y avait pas de téléphone, pas d'internet, pas de carte bancaire. J'avais tout mon argent sur moi et quelques travellers chèques, l'équivalent de dizaines de mois de travail pour la plupart des indonésiens. J'ai rencontré les parents de l'employé de l'Ambassade. Ils ont accepté de garder l'essentiel de mes affaires chez eux et j'ai allégé mon sac pour une première expédition d'environ 5 semaines toute seule dans les villages Batak. Par sécurité, ils ont demandé à un voisin de m'accompagner, comme une expérience nouvelle pour lui de découvrir des villages qu'il ne connaissait pas. Nous sommes allés au-delà de Sidikalang, là où les Batak cannibales ne nous attendaient pas.

Je me suis fait beaucoup d'amis à voyager dans les villages Batak et j'ai gagné par mon travail d'enquête et mes dessins une certaine notoriété de terrain. Les villageois trouvaient courageux qu'une jeune femme parte seule et leur accorde la confiance de rester chez eux. Ils le vivaient comme une charge mais aussi comme un honneur en opposition complète avec ce qu'ils voyaient des blancs. J'avais dans mon bagage deux livres dont « L'Homme qui devint Dieu » de Gérald Messadié. Ce livre raconte la vie de Jésus en tant qu'homme, sans miracle, mais il explique aussi comment le miracle de la vie de Jésus a fini par éveiller tant d'espoir que les gens y ont vu la main de Dieu. J'ai vécu une expérience mystique lors de mes premiers jours à Sumatra. La nourriture, le bruit, le changement d'heure, et ce livre. Tout s'entremêlait dans ma tête au point où j'ai été réveillée en pleine nuit par ma prière. Je priais, je priais, je voyais des monstres danser autour de moi et je priais. J'avais peur, je me sentais mourir. Je pouvais ouvrir les yeux et je me sentais mourir, mais j'ai refermé les yeux et j'ai continué de prier. J'étais à bout de force après plusieurs heures de prières quand j'ai demandé pardon à Dieu. Je demandais pardon de ne plus avoir la force de lutter quand une lumière m'a envahie d'une douceur extraordinairement douce, chaleureuse, je n'avais ni chaud, ni froid, j'étais bien. Je me suis réveillée le lendemain matin comme si j'avais grandi, je me sentais comme une mère avec ses enfants pour les gens que je rencontrais. J'étais heureuse.

J'ai vécu le lac Toba comme une révélation permanente et plus j'étudiais l'architecture Batak, plus je m'imprégnais de la puissance de cet endroit magique. Mon premier voyage a duré de septembre à décembre 1992. J'y suis retournée de décembre 1994 à mars 1995. J'ai rencontré au cours de ces deux voyages des amis qui ont marqué ma vie, ils ont changé la perception que j'avais des choses. J'ai eu des amis protestants, musulmans, animistes, catholiques ou agnostiques, mais j'ai surtout rencontré des hommes et des femmes de coeur qui m'ont montré le vrai visage de cette création de l'homme par un Dieu auquel je dédicaçais ma vie. J'ai aussi rencontré des amis très proches qui avaient des relations puissantes, le gouverneur de Sumatra Nord, des Généraux de l'armée Indonésienne qui m'ont suivie de près quand j'ai réalisé ma maquette. J'ai aussi rencontré des gens qui ont cru en mon travail, la nécessité d'écrire et de témoigner sur une architecture qui était en passe de disparaître.

J'étais en fait quelqu'un de très simple qui avait des passions, et qui a rencontré des gens très importants qui ont cru en ces passions. J'ai peut-être gagné une sorte d'influence qui a fini par déranger certaines personnes. J'ai passé mon diplôme d'architecte à l'école d'architecture de Nantes le 12 juin 1995. Deux semaines après, je me suis assise à une terrasse d'un café à la sortie du Musée de l'Homme à Paris. Comme je le faisais toujours, je me suis assise et j'ai écrit au Général. Je n'écrivais plus de lettres, j'écrivais des cahiers, des centaines de pages de pensées sur mon expérience à Paris, en Indonésie, la vie, les choses, la dureté de la vie. Je travaillais comme serveuse le soir chez Euro Disney et j'allais à l'école la journée à Paris. Mon expérience de terrain était devenue pesante à l'INALCO, j'avais eu un 4 en géographie pour avoir écrit dans un devoir qu'il y a des volcans à Sumatra. Je racontais ma vie, l'école, le travail, mes livres. Je ne vivais que pour mes livres.

Des jeunes sont venus s'assoir près de moi dans le café. Une jeune femme blonde s'est mise à parler comme si elle parlait au mur en disant "on va te tuer, il faut que ça s'arrête, on va te liquider" et les autres reprenaient comme des zombies "on va te tuer". J'ai cru sur le coup à une répétition pour une pièce de théâtre et puis l'un d'eux m'a regardé avec tellement de haine que j'ai baissé les yeux sans trop savoir ce qui s'est passé. Je l'ai écrit au Général qui ne répondait pas. D'ordinaire, je recevais une à deux lettres par semaine. Une semaine après ce premier incident, même chose dans un autre café "on va te tuer" et là, j'avais la certitude de quelque chose d'anormal. Je ne savais pas comment je devais le prendre, mais cela me semblait sérieux. J'ai écrit au Général, je devais être paniquée. C'est là qu'il a répondu que je devais lui faire confiance.

Le 11 juillet 1995, je devais retrouver une amie qui préparait un voyage pour la Tchécoslovaquie. J'avais visité Prague pendant dix jours lors de la chute du communisme. J'ai vu l'avant et l'après le jour lorsque les commerçants sont devenus propriétaires de leurs commerces. C'était un évènement incroyable, les soldats Russes sortaient dans la rue pour vendre leurs médailles et leurs vêtements afin de pouvoir s'acheter tout ce dont ils avaient été privés avant la révolution de velours. C'était un moment magique dans une ville magique que j'ai visitée avec l'école. Le directeur du conservatoire de musique de Nantes nous avait fait une présentation de la musique baroque, Mozart, Pergolesi. J'ai adoré Pergolesi. Je devais emmener mon amie pour acheter de la musique. Nous devions prendre le métro et descendre à Saint Michel. Nous sommes rentrées dans le métro puis nous avons changé d'avis. Il faisait beau, nous sommes sorties. Les sirènes de pompiers se sont mises à sonner lorsque nous sommes arrivées proche du Panthéon. Nous avons suivi les sirènes et avons vu le chaos de personnes en sang marchant comme des zombies. Une bombe venait d'exploser à la croisée des métros Saint Germain et Saint Michel. C'est le métro que nous allions prendre avant de changer d'avis.

Je le savais. Je ne savais pas que cela serait ça, mais je le savais. J'ai écrit au Général en lui demandant de me répondre, mais toujours pas de lettre, pas un mot pour me rassurer. C'était inhabituel. D'ordinaire, il aurait appelé pour me rire au nez et me faire croire que j'ai passé l'âge de ces choses-là. Au lendemain de la bombe, des personnes étaient assises en bas de mon immeuble. Des musulmans, ils lisaient le Coran, l'un d'eux s'est mis à me suivre de très près en lisant le Coran à voix haute. J'ai avancé en direction du commissariat de police jusqu'à ce qu'il change de route, puis je suis rentrée pour me terrer chez moi. Je regardais par le balcon, ils étaient toujours là. Un jour, vers 5 heures du matin, je me suis mise à courir avec le cahier dans lequel j'avais raconté les évènements au Général. Je suis allée au Quai d'Orsay, on m'a fait entrer, assoir, raconter, et puis on m'a demandé de partir. Je me suis retrouvée devant le quai d'Orsay comme si j'avais été toute nue, sans plus savoir si je devais avoir honte, si c'était réel, si je perdais la tête, ce qui se passait.

Quand j'ai revu le Général début août 1995, son ton avait changé. Il était froid, me parlait durement, critiquait mon rouge à lèvres. Un bateau militaire avait ramené ma maquette en France, il voulait savoir si j'avais écrit au Capitaine de la Frégate. Evidemment que non, je ne savais même pas qu'il y avait une adresse et puis le Capitaine de la Frégate n'avait pas été un gentleman, je ne me voyais pas lui dire merci. Cela faisait plus d'un an que j'en avais assez de cette amitié avec un Général qui trouvait exotique que je trime. Je voulais changer de vie avec de vrais amis, me sortir de cette relation où je m'enfermais tout le temps pour écrire sans ne plus rien voir de la vraie vie. J'ai commencé à parler de mariage, pourquoi pas le petit prince de mon enfance. Je voulais qu'il comprenne que je ne voulais plus écrire, je voulais sortir, avoir des amis, pourquoi pas un mari et des enfants. J'avais 26 ans, il était temps que j'y pense. L'explosion dans Paris a été le moment de se dire au revoir. Je ne l'ai plus jamais revu.

Le sitting en bas de mon immeuble n'en finissait plus de m'inquiéter. J'ai donné mon congés, ait quitté mon appartement pour retourner chez mes parents. Il fallait que je trouve un emploi. La société Michelin m'a proposé, comme un test, de réécrire un chapitre de leur guide mais je n'avais peut-être pas envie de travailler chez Michelin, j'ai répondu sans plus, et je n'ai pas chercher à donner suite. J'étais aigrie par tout ce qui venait de se passer et surtout j'avais le regret d'être revenue en France. J'aurais pu rester en Indonésie. Un agent de l'immigration voulait me faire un visa à vie ce que j'ai refusé de peur que cela soit mal interprété. Quand j'ai dit au Général que je ne rentrerais pas en France sans la maquette, il s'est mis en charge de me trouver un bateau. J'avais une carrière toute tracée comme élève de Denys Lombard. L'EHESS, puis l'EFEO et de longues années de terrain. Je n'avais jamais imaginé que la vie tourne au chaos.

Denys Lombard voulait payer mon école ce que j'ai refusé. Je n'avais pas besoin d'argent, j'avais besoin d'un travail moins fatiguant que d'être serveuse la nuit chez Euro Disney. J'aurais pu être archiviste, bibliothécaire, n'importe quoi, mais au moins que je travaille le jour et dans Paris. Je n'ai jamais osé demander un travail à Denys Lombard. Après avoir connu la jeune fille pleine d'entrain, je pense qu'il n'a pas vu non plus mon désarroi. Sans doute a-t-il pensé que j'y arrivais toute seule ce qui n'était pas le cas. Je suis tombée dans une forme de dépression qui justifiait que je parte. Je suis allée suivre un stage informatique dans le Sud de la France après une escapade à Venise pour me changer l'esprit.

En 1997, j'ai voulu retourner à Paris mais je continuais d'avoir peur. J'ai déménagé dans un village à une vingtaine de kilomètres de Nemours le jour du décès de la Princesse Diana. Ce jour restera marqué dans ma vie. En septembre 1997, j'ai repris contact avec Denys Lombard qui me proposait un rendez-vous le jour de la "Sainte Bienvenue". Il était enchanté et comme il disait quelques années plus tôt "je crois que vous ne vous rendez pas compte, mais vous êtes la seule experte française à Sumatra", ce qui n'était pas vrai. "Mais si" disait-il, "vous êtes la seule qui êtes allée vivre dans les villages, qui pouvez voyager avec votre petit sac et nous ramener ces dessins fabuleux." Il voulait que je me spécialise sur le temple d'Angkor Vat au Cambodge, et moi je rêvais encore de marcher pieds nus dans les rizières. Dumarçay, avec qui j'ai déjeuné en juillet 1995 ne voyait pas non plus l'urgence de m'envoyer à Angkor Vat. Lui voulait que je change d'école, je j'intègre la Sorbonne et que je me spécialise sur l'Inde. Ce n'était presque qu'une question de choix, l'EHESS ou la Sorbonne, mais j'avais un avenir comme ethnographe de métier.

Ethnographe est un métier qui n'existait pas vraiment autrement que dans les récits d'aventure de quelques riches bourgeois. J'ai étudié Claude Lévi-Strauss, André Leroi-Gourhan, J.G. Frazer, Sigmund Freud, Bronislaw Malinowski, Munford Lewis. Denys Lombard m'a donné le goût de l'histoire Antique. Grâce à lui, j'ai lu tout Strabon, Platon, le Pseudo Calistène. J'ai acquis une culture générale très différente de celle reçue à l'université et je pense que le dessein de Denys Lombard était de ne pas avoir de figures académiques, encartonnées dans une formation rigide et sectaire. Il aimait l'esprit de découverte, la recherche de méthodes, l'exploration par l'expérience. Il enseignait comme les peintres sont sortis dans la rue pour créer les courants modernes.

Denys Lombard est décédé le 8 janvier 1998, ce qui a été un nouvel effondrement, la perte d'un repère, mon professeur. Deux mois après son décès, l'UNESCO a contacté mes parents pour la publication de mon mémoire de fin d'étude. J'avais rencontré Wolf Thorterman à l'UNESCO suite à mon premier voyage en Indonésie. J'espérais toujours parvenir à lever des fonds, donc j'écrivais et je donnais des nouvelles. On se voyait de temps en temps à Paris pour un café et une causette. Quand j'ai été diplômée en architecture, c'est tout naturellement que je lui ai remis une copie de mon diplôme. Wolf Thorterman est parti à la retraite, c'est Geneviève DOMENACH-CHICH qui a repris son service au Département des Etablissements Humains. Elle a organisé une copie plagiaire du premier volume de mon mémoire, sans contrat, sans ISBN et en modifiant mon prénom. C'est en matière de droit ce que l'on appelle une violation du droit moral et patrimonial de l'auteur. Le droit moral reconnaît à l'auteur la paternité de l’œuvre et vise le respect de l’intégrité de l’œuvre. Le droit patrimonial confère à son auteur un monopole d’exploitation économique sur l'œuvre.

Geneviève DOMENACH-CHICH est une proche amie de l'actuel président de la République, François HOLLANDE. Quand je suis arrivée aux Etats-Unis et qu'il a fallu énoncer l'objet de ma demande d'asile, j'y ai vu des intentions politiques, mais je ne savais pas bien lesquelles. J'ai mené plusieurs séries d'enquêtes pour arriver à identifier progressivement les raisons qui avaient pu être derrière ce plagiat et si la raison politique s'impose toujours comme un motif principal à ce piratage, les véritables motifs se sont avérés beaucoup plus complexes que ce que j'avais imaginé au départ. J'avais imaginé que le piratage de l'UNESCO pouvait être l'oeuvre du communisme car Geneviève DOMENACH-CHICH a représenté l'UNESCO en Chine, est mariée à un sinologue qui a travaillé comme attaché culturel en Chine. Par ailleurs, à Tours où j'habitais à l'époque, le maire a organisé des mariages avec la Chine dignes d'un tour operator à Las Vegas. L'UNESCO est une grosse machine avec un exécutif et un administratif à l'image de l'appareil d'état des pays communistes et je pense que dans mon idée, il fallait mettre des mots sur le mal. Le rouge, c'est bien, c'est voyant.

Les dernières années de ma vie ont été particulièrement difficiles avec des évènements que je n'étais pas capable d'expliquer. Je suis arrivée aux Etats-Unis de la même manière que je suis sortie du Quai d'Orsay en 1995, en me sentant nue, perdue, sans trop savoir si je perdais la tête. Entre 1995 et 2015, je me suis rattachée à des idées et des impressions qui habitent mon imaginaire et auxquelles je donne vie comme seule raison d'exister, mais très souvent, je me suis demandée pourquoi je devais lutter pour ma survie, pourquoi ne pas simplement arrêter la course là où les évènements se passent.

En septembre 1997, j'ai acheté une cuisinière SAUTER qui a sauté dans la cuisine, la porte explosée en des centaines de petits projectiles que j'ai eu la chance de pouvoir éviter. Quelques semaines après, c'est une lampe d'un plafonnier qui s'est mise à grésiller et qui a bien failli me laisser collée au plafond. Mon propriétaire à l'époque était un haut responsable de chez AXA, un homme sans scrupules qui voulait imposer la pose d'échafaudages devant ma fenêtre de chambre alors que le village hébergeait un ancien repris de justice incontrôlable. Peu avant la cuisinière SAUTER, c'est une autre cuisinière qui a pris feu. Peu après la cuisinière SAUTER, une voiture a changé de voie sur la route pour se placer devant moi et m'obliger à pendre le fossé. Le garagiste m'a fourni une voiture de remplacement toute neuve qui a été démontée au couteau dans la nuit. Lors de la tempête de 1999, je me suis coupée la main en fermant une fenêtre que le vent avait ouverte. Mon sang était noir comme si j'avais été empoisonnée au cyanure. Peu avant j'ai fait une intoxication alimentaire qui m'a laissée malade pendant 8 mois et peu après, j'ai refait une autre intoxication alimentaire. A la même époque, Denys Lombard, mon professeur, décédait d'une soudaine maladie pulmonaire. C'était avant que l'UNESCO ne se fasse pirate de mon travail.

Je me suis souvent posée la question de savoir pourquoi je survivais à tout cela et lorsque la terre a tremblé le 26 décembre 2004, j'ai trouvé un début de réponse en repartant pour Sumatra. J'ai rencontré plusieurs délégations, mais les délégations Australiennes et Néo Zélandaises ont changé le regard que j'avais sur ma vie. Si j'ai été plagiée, peut-être que mon travail était très bon et comme ils ont su me le dire avec leurs mots à eux, "mais te rends-tu compte de la valeur que tu as ? Tu parles anglais, français, indonésien, tu connais l'Indonésie et tu connais ces gens-là, leur histoire, leurs attentes, ce qu'ils sont. Tu as une valeur inestimable pour des chercheurs d'or, d'argent ou de pétrole".

Peu après le plagiat de l'UNESCO en août 1998, Sitor Situmorang qui est un intellectuel poète Indonésien m'a contactée par courrier. Il avait obtenu une copie de mon mémoire par un ami qui travaille chez TOTAL, une compagnie pétrolière française, c'est à dire qu’à la suite de l'UNESCO, mon mémoire de fin d'étude était arrivé dans les locaux de TOTAL. Sitor Situmorang me proposait de réaliser une traduction en son nom et publiée par TOTAL. Par la même occasion, il souhaitait changer quelques noms de lieu, supprimer le nom de mes informateurs et dissoudre ma méthode d'approche du terrain dans sa philosophie littéraire. Bien entendu, je consentais à cette publication de manière bénévole et toute dédiée à la gloire de TOTAL. L'affaire ne s'est pas faite quand nous en sommes venus à parler du vocabulaire Batak. Les villages traditionnels Batak étaient entourés d'un mur d'enceinte que Sitor Situmorang voulait supprimer de ma description "pourquoi les Batak auraient-ils des murs, c'est absurde !" et moi de répondre "pour se protéger parce qu'il ont peur..." Je n'ai pas eu le temps de finir ma phrase que Sitor Situmorang est parti dans une longue diatribe pour expliquer que les Batak n'avaient peur de rien. Nous en sommes restés là, je suis partie, et je n'ai pas eu besoin de lui dire non. Bien évidemment, j'aurais refusé cette publication dans les conditions énoncées. J'avais encore à l'esprit toute ma formation d'ethnographe.

Je me suis accrochée à cette formation comme une façon de survivre. Les évènements qui m'étaient donnés de vivre étaient peut-être une chance, une expérience de témoigner de la vie de mes contemporains. Enfant, je voulais voir les pirates. Je ne l'ai ai pas vu à Sumatra, ni dans le détroit de Malacca que j'ai traversé en bateau ou même en Malaisie que j'ai traversé en bus. Je les ai vus à Paris, la capitale de la France dans l'institution mondiale qui prétend défendre le droit des auteurs. J'ai pris un avocat, qui après m'avoir facturé 25.000 francs, en est venu à conclure que l'UNESCO bénéficiait de l'immunité de juridiction. Tout aussi incroyable que cela paraisse, un architecte me faisait remarquer que j'avais là le sujet d'un livre. Oui, mais un livre pour vivre de quoi ? Il fallait quand même que j'envisage de gagner ma vie.


L'architecture des Batak Toba de Sumatra
Manuel de construction pour le mémoire de fin d'études à l'Ecole d'Architecture de Nantes
Consulter l'ouvrage



Intro 1 - 1995-2004

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